Peinture et poésie : passions de partage

(Institut du Monde Arabe, 26 octobre 2000, 18h30 salle du Haut conseil)

Cette rencontre fait écho à l’ouvrage poétique « RASHM » (2000) du poète et essayiste libanais Charbel Dagher. Il s’agit d’un long poème écrit en arabe, traduit en français et en anglais et qui est à la source du travail du graveur bahreini Jamal Abdul Rahim. Apres Bahrein, Koweït, le Caire et Beyrouth, les gravures seront exposées parallèlement à la rencontre à la galerie: La teinturerie.
« RASHM », en arabe, désigne toute trace : écrire, peindre, tatouer, colorier, tracer… ; mot qui signifie à lui seul des pratiques et des réalisations séparées par des frontières de « genres », mais frontières mouvantes dans les fluctuations du désir, déferlant comme une vague qui ne cesse de marquer des traces et de les effacer ; passion comme une vague qui ne cesse de marquer des traces et de les effacer; passion qui nous devance et nous enfante. C’est notre visage en devenir.
Avec Chrabel Dagher poète et critique, venus Khoury-Ghata, poète écrivain, Jean-Pierre Faye, écrivain et philosophe, Naoum Abi Rached, professeur de littérature arabe moderne et traducteur a l’université de Strasbourg.
Débat animé par Maati Kabbal
Vernissage à partir de 20h30 à la Galerie La Teinturerie, 10, rue Budé, 75004 Paris.
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On m’invite à parler de « partage » qui n’est autre, pour moi, que de parler de « frontière », de point limite qu’on pourrait atteindre et qu’on ne devrait ni traverser ni transgresser. Partage est un mot à tiroirs, mot contradictoire et multiple, porteur d’affrontements et de participations. « Partage » peut être un carrefour, une rencontre, mais non un alignement. Des mots, des lieux, des actes qui tout a la fois nous incitent à nous disputer nos parts et nous désignent comme partenaires. Les frontières séparent, c’est là où on se touche et où on partage un espace disputé.
Cette participation-dispute, je la vis dans mon corps, dans mes écrits, dans mes réflexions et à plus d’un niveau, elle me renvoie sans cesse à une unité, à une unité factice, à une pluralité fluctuante. Cet état de fait m’instaure dans des situations, dans des états, qui me définissent et me dépassent à la fois, qui me propulsent en me retenant et qui m’unissent en me déployant.
Partager donc, pour ne rien éviter pour ne pas s’éviter.
Est-ce miroir ou fenêtre?

Il m’arrive rarement de lire ma poésie, une fois qu’elle est fixée et publiée; il m’arrive difficilement de lire mes poèmes en public, dans une assemblée. Une telle lecture me perturbe: « mes poèmes », mais ils ne me sont pas familiers; au lieu de les présenter aux autres, je leur rends visite avec les autres. Il m’arrive parfois d’envoyer des inédits à un ami, mais aussitôt je les reprends, imprégnés qu’ils sont d’une intimité transparente et compromettante.
Il m’est aussi difficile de mémoriser un poème que je vines d’écrire, ou de me le rappeler au besoin, Poème écrit par quelqu’un d’autre, produit dans un moment d’absence; poème comme chute brutale, comme retrouvailles sans dessein ni carte sécurisante.
Il m’arrive rarement d’écrire de la poésie; je m’en suis abstenu pendant des années, trouvant dans cette pratique plus de peine que de charge. Car je ne cesse de me représenter à la porte de la poésie, comme Sisyphe devant son rocher, lourd, pesant et posant toujours les mêmes questions: comment pourrai-je soulever mon rocher? Qui m’a chargé de cette mission? Aucune réponse, sinon la lecture da le dédicace de mon premier recueil : « A Charbel pour qu’il ne devienne pas poète ».
Pourtant je ne cesse de désirer le poème, d’en rêver, sans pouvoir assouvir cette passion, sans considérer la poésie sous l’angle d’une « carrière professionnelle ». Et cela provient aussi d’un fait: je ne saisis pas le poème qu’une fois écrit, fixé: quel labyrinthe éclairant!
Ainsi j’oublie le poème, et il m'oublie. Nous nous croisons rarement, sans rendez-vous. Comment mettre mes points sur les i du poème quand ce dernier me précède vers ses inclinaisons? Comment me mirer dans le miroir du poème qui ne cesse de me dire? Comment chercher ce qui peut devenir mon visage tandis que le lecteur- le premier en fait et avant moi- traite le poème comme une image de moi fixe et sûre?
Est-ce à dire que le poème me surprend, me rend visite parfois sans laisser de mot? Sont-ce les roses de ses visites que je retrouve dans le poème, dans ses coins le plus reclus?
Le poème est léger et inaccessible; je me présente devant sa porte démuni et mendiant, et à sa sortie guerrier épuisé, sans que je puisse agiter une lettre, une proposition; poème pesant sans que je puisse le toucher, matière à lire sans indicateur.
Cette fragilité, en abordant le poème dans ses fluctuations, produit une poésie du toucher, non du contenir; du tâtonner au moment d’énoncer.
Je crains la poésie, mais c’est pour pouvoir le contenir dans une signification globale et sûre. Ainsi je me retrouve à la recherche du fuyant et de l’éblouissant à la fois; tel un instant d’éternité. Le fuyant, qui passe et porte notre énergie, notre trace, le fuyant que je ne cesse d’explorer telles les frontières qui se touchent et se repoussent; voyage que je ne cesse de communiquer, d’y partager ce qui me revient, tout en étant le vôtre; voyage dans ce qui me précède et que je propose à la fois comme mien et destiné à l’autre.
J’aimerai clore mon discours par une histoire, un mythe grecque rapporté par Cicéron: Zeuxis est appelé par les habitants de Crotone, en Italie, pour décorer leur temple consacré à Héra, il décide alors de représenter en une image muette l’idéal de la beauté féminine. Le peintre grecque choisit donc de représenter Hélène, la belle fatale aux troyennes, mais au lieu de suivre son inspiration, il préfère voir plus prés de lui, dans le gymnase où de beaux jeunes gens pratiquaient leurs exercices. Pour exécuter son œuvre, le peintre demanda des modèles, car Zeuxis « ne croit pas pouvoir découvrir en un modèle unique tout son idéal de la beauté parfaite »
Cette histoire e qui est à la base de la conception qu’avait la mythologie grecque de la peinture, je la reprends à mon tour, après bien d’autres, mais pour la mener dans de nouvelles directions. Des savants, des philosophes, ont puisé dans cette histoire l’origine d’une idée « parfaite» de la beauté, de l’art poétique ou artistique: l’art tend à être « parfait », et sa perfection est le fruit d’une composition et d’une reconstruction. Les éléments de cette interprétation visent à conforter une perspective « idéaliste», si l’on peut dire, de l’œuvre d’art, mais à partir de sa finalité, non de son processus et de ses opérations.
Car Zeuxis ne fait pas en fin de compte - si l’on regarde de près - que reprendre et déplacer, comme dans un relais, cherchant artifices et médiums pour son ouvrage, partageant et voulant disputer son acte par des participants multiples. Processus complexe, donc, qui instaure la multiplicité, non l’unicité; processus que nous menons mais qui nous dépasse, que nous déployons et qui nous dessine. Processus humain à outrance, où l’homme ne fait que tracer en devançant ses peurs, condamné qu’il est à osciller sans fin entre les ombres des ses états et les déploiements de son désir.

(Institut du Monde Arabe, Paris, 26 octobre 2000).