A propos d’un vers de Charbel Dagher…

 

‘’S’ils enterrent nos livres, l’argile s’abreuvera de leur silence’’
Jameleddine Bencheikh


"صمتي حفلٌ بالأقنعة، وأنا الصوت، الصوت، الصوت"
(شربل داغر: "فتات البياض"، 1981).


Il est des vers qui se suffisent à leur seule résonance, que l’on lit comme on déploierait un ruban de soie sans avoir à chercher tout le poème. Ce vers de Charbel Dagher, toujours dans cette scénographie du visible et du lisible, nous transporte dans le monde onirique du théâtre, celui, plus singulier et fantasque, de la Commedia dell’Arte où foisonnent les masques, où se frottent les identités plurielles au seuil du simulacre. Il gagnerait à être plutôt déclamé que lu pour souligner le rapport entre le possessif dans ‘’samti’’ (mon silence) et le pronom à la première personne ‘’ana’’ (je suis la voix) afin de marquer cette dialectique annoncée par la coordination ‘’wa’’(et) à valeur adversative qui donne consistance et puissance performative au poète et capter ainsi le moment insaisissable du passage transitoire du silence à la parole poétique, tout en insistant sur le rythme ternaire produit par le retour en anaphore du mot ‘’assawt’’ (voix), se donnant écho à l’infini. Un silence donc peuplé de masques dans une ambiance carnavalesque pour dire la multiplicité des voix, la multiplicité des visages du poète jusqu’à confondre être et paraître. Le poétique rejoint le ludique et s’insinue dans les interstices de son silence bruyant, parlant. Affleurent alors les masques de la rhétorique qui sous-tendent l’intention poétique, la pragmatique de l’implicite : connotation, allégorie, suggestion, allusion, non-dit pour dire justement le silence essentiel, celui du poème en devenir…
Le silence chez Dagher est ‘’l’arrière-pays’’ de la poésie pour reprendre un titre cher à Yves Bonnefoy ! Il frôle, dans ce vers, sa dimension performative et se conçoit comme écho polyphonique de la parole. Le poète finira-t-il par jeter ses masques et s’annihiler dans le vertige du verbe poétique ? Ecrire les silences est d’abord un défi pour le poète magicien du langage ! Mais dire l’indicible, l’inexprimable, faire émerger la parole poétique de l’inaudible, de la peur, du désir est acte créateur, sublime, libérateur.

Et puis quand les masques se taisent, la parole se mue en regard et le regard, dans un jeu de miroirs, se retourne de soi vers les autres, vers cet Autre, le lecteur, ‘’son semblable, son frère’’. Les acteurs se dédoublent : l’un écrit, dévoile, donne corps aux silences qui s’engrangent au seuil du langage ; l’autre déchiffre, remplit les blancs, comble les vides, transforme cette épiphanie de la parole. Entre le poète et son lecteur, les voix foisonnent, fusionnent dans ce bal polyphonique jusqu’à se confondre. Il resterait, cependant, quelque part chez le poète, un fragment de pensée, une parcelle d’émotion qui échapperaient à la mise en mots ; un non-dit têtu, une image intime, récalcitrante qui résisteraient à la tombée des masques pour rester confinés dans l’anti-chambre du langage, dans le sanctuaire secret de la création, comme une promesse à la fois chuintante et muette d’une autre fête poétique. Et dans une prière solennelle, le poète chuchoterait à l’instar de Léopold Sedar Senghor :
« Masques aux quatre points d’où soufflent les esprits
Je vous salue dans le silence. »