Dans son recueil de poèmes, le Libanais Charbel Dagher interroge les limites du genre poétique en mêlant sa prose aux structures du récit et du théâtre. En voici quelques vers qui ne sortent pas du huis clos du Transit (éditions Dar al-nahda al-arabiya, 2009).


Une seule voix (dans l’obscurité) : Avec le calme de la nuit
Je trouve les paroles douces,
En rejoignant ceux qui veillent
J’entends les spectres perdus,
Je m’élève dans le ciel avec les métaphores de la poussière,
Pour saisir les souffles avant les gestes et les idées avant les actes.

Pour une nuit comme celle-ci
Pour une pomme éclatante dans la noirceur de son suc
Je poursuis les palpitations dans leur murmure
Et je suis le voleur jusqu’à son butin.
Je m’abandonne, cette nuit, dès que les énervés commencent à attraper les étoiles éparpillées dans le ciel.
A chaque nuit, il y a une table dressée,
Et les chimères de ceux qui se balancent entre les murmures et les ombres,
Et j’ai cet espace qui s’avance entre la lettre et le mouvement,
Entre le hasard et le piège.

(La forme d’un corps avec un habit blanc, des chaussures noires, on ne voit pas clairement si c’est une femme ou un homme. La forme marche lentement comme pour découvrir le lieu pour la première fois. Sans rien de reconnaissable, ses pas demeurent prudents. Puis la forme disparaît).

Une seule voix (qui reprend après que la forme est sortie) : Pour une nuit où viennent autour de moi ceux que je n’ai pas invités à nous réunir.
A peine ai-je respiré, ils m’ont accompagné, chantant dans la confidence d’un chœur, derrière les doigts des musiciens.
A peine ai-je étendu la voix,
Leurs chaussures grossières ont rampé dans les couloirs
Et sous les tentes de lumière.

Pour une nuit comme celle-ci, la branche pleure dans l’attente,
Et ma voix est seule,
Dans une soirée d’improvisations,
Devant des yeux qui s’attachent
Sur ce qui les attire - ils le regardent -
Fixés sur ce qui fait veiller les chaises et qui est oublié avec la fin de la scène.
Pour une nuit comme celle-ci, je sors,
J’écoute et parle peu,
Et je n’apparais pas
Je ne suis en compagnie de personne.
Ce n’est pas moi qui leur dirai que les lits sont paisibles
C’est à eux de m’entourer comme le chuchotement des anges quand ils s’envolent,
De gravir la rudesse des montagnes avant moi.

Une seule voix : celle-ci est ma nuit …
La forme (à l’habit blanc et aux chaussures noires avance, moins prudente, elle ne trouve rien qui l’arrête. Elle dit à haute voix, comme une protestation, en allant vers l’obscurité) : et moi, et moi, et moi.
Une seule voix (qui reprend après la sortie de la forme ce qu’elle avait commencé) :
Ma nuit s’éclaire par ses étoiles
Qu’elle porte, comme la pomme porte son suc,
Et la brillance est dans les lignes,
Comme si les bourgeons naissaient avant les branches et que les costumes existaient avant les acteurs,
Les passants pressés barrent le passage aux portières,
Ils sont figés sans raison
Sauf celle qui les frappe de sottise.
(Après une pause) Une sottise qui a des mains pour applaudir
Et des yeux pour dévisager
Et des gens qui l’aiment, clairvoyants, qui s’approchent prestement des abris humides
Et qui a des soldats actifs
Et des artisans méticuleux
Agir et toucher, pour eux, c’est une même chose.

Laissez-moi, cette nuit, attendre sans inquiétudes
L’unique portière accueille sans dire adieu
Car ils s’absentent sans disparaître
Et ils s’assoient sur la même chaise à tour de rôle sans carte d’identité.
(Pause)

Une seule voix (reprend) : Laissez-moi faire une place à ceux qui viennent.
La forme (à peine elle rentre, la voix s’interrompt) : Il y a quelqu’un ? Il y a quelqu’un ?
(Après une pause) : Y a-t-il quelqu’un qui me parle ?
(La forme sort en enlevant son habit blanc et ses chaussures noires).

La seule voix (reprend et poursuit) : Laissez-moi dégager un espace pour ceux qui viennent,
Selon leurs convenances,
Et je laisserai le gardien se détacher de ses craintes
Et le voleur aussi n’aura aucune crainte
Je les laisse à qui les rapproche malgré la distance
Sans qu’ils ne soient transis de peur
Je les laisse à ce que font les paroles, légèrement, posément, dans leur cheminement
Et à ce qui préoccupe leurs manies
Et les éclaire dans tout ce qui est embrasé.

C’est ma voix, elle résonne comme la voix d’un orphelin qui cherche son sein,
Et le creux de sa main,
Et les chants des oiseaux persévérants,
Et des scènes de la stupeur recroquevillée autour de ses éléments,
C’est ma voix mais elle n’atteint pas mon visage
C’est moi-même mais qui n’habite pas un vers et ne précède pas une rime
Seulement il m’a précédé
Puisqu’il me porte vers les lignes des choses créées.
Cela me suffit, je l’accepte,
Ma vie
Je ne vais pas la goûter
Seul
Mais avec les autres
Dans l’éclat d’une phrase ou d’un baiser quand deux lèvres se referment.
(Pause)

Le metteur en scène (il crie, un peu de lumière éclaire son visage seulement) : Ni ceci, ni cela,
Pas celle-ci, pas celle-là,
Et pas ceux qui épient et se disputent dans l’obscurité
Ou bien ceux qui courent avant les pas, derrière les pas,
Il suffirait que j’apporte une chaise (il tend le bras vers le côté sombre, il en apporte une chaise sur laquelle on peut lire « metteur en scène »)
Je peux m’asseoir dessus
Je peux tourner le dos (il le fait)
Je peux lever la main droite et pointer le doigt.

Une voix (dans l’obscurité l’interrompt) : Pour faire tourner les roues qui pompent l’air …
Une autre voix (dans l’obscurité, poursuit) : Ou un moulin pour faire tourner les lettres …
Le metteur en scène (en colère, après s’être arrêté) : Tais-toi.
(Il tend l’oreille pour entendre une réponse. Aucune réponse. Il s’assied de nouveau).
Il suffit que je lève l’index, puis mes dix doigts, comme les piliers d’un édifice, comme des bougies qui éclairent ce qu’on peut voir derrière des rideaux épais.
Une voix (dans l’obscurité) : Et quoi encore ?
Le metteur en scène : Il suffirait que je disparaisse pour que vous puissiez les voir et les entendre.
Une autre voix (dans l’obscurité) : Et ensuite ?
Le metteur en scène (se retournant du côté de la voix) : Qui t’a invité à participer ?
Une voix (dans l’obscurité) : Je brûle de voir ce que tu fais.
Le metteur en scène : Je ne fais pas, je parle.
Une voix (dans l’obscurité) : Et moi aussi. Tu es comme moi.
Le metteur en scène : Non, moi je parle et mes voix ont des moteurs qui tournent plus vite que les roues de la folie, et elles ont des ailes plus hautes que ce que les oiseaux peuvent atteindre.
Une voix (dans l’obscurité) : Et moi aussi, je suis pareil, mais dans l’obscurité.
Le metteur en scène : Tais-toi.
Une voix (dans l’obscurité) : Si tu veux.
Le metteur en scène : C’est à moi de parler.
Une voix (dans l’obscurité) : Si tu veux.
Le metteur en scène : Et si j’éclaire tout ?
Une voix (dans l’obscurité) : Je m’enfoncerai dans des ténèbres plus profondes.
(Obscurité totale)

(Tout l’espace est entièrement éclairé, surmonté par un écran à l’arrière-plan, sur lequel apparaît ce qui suit :

Programme des vols arrivés


Les arrivées des couloirs du dernier aveu. L’heure de l’arrivée : quand le mouvement s’atténue. La porte : celle qui mène à la délivrance.
Les arrivées : des plus hauts doutes. L’heure de l’arrivée : vous la saurez dès que le vol sera arrivé et s’il arrive. La porte est pour ceux qui viennent sans visas.
Les arrivées d’un poème avec les moteurs de la métaphore. Heure de l’arrivée : quand le lecteur sera arrivé. La porte : où ils sortent ensemble.
Les arrivées des sombres lèvres fermées. L’heure de l’arrivée : retardée. La porte : elle est fermée.
Les arrivées du trône de la nuit. L’heure de l’arrivée : quand la jouissance s’étale sur le dos. La porte : à la sortie elle l’accueille.

Le programme apparaît, projeté sur un écran d’ordinateur agrandi, des lettres sont saisies l’une à la suite de l’autre sur l’écran. Aucune donnée du programme n’est échangée sauf lorsque le programme est réalisé, et s’il est réalisé).
(Dans l’obscurité).

Une voix : C’est un lieu …
Une autre voix (l’interrompt) : Mais il ne convient pas à la promenade.
Une voix : C’est une contrée inconnue …
Une voix (l’interrompt) : Mais elle est connue désormais.
Une voix : C’est une pomme ou une branche ?
(La voix attend une réponse qui n’est pas prononcée)
Une voix : Je répète la question : est-ce une pomme ou une branche ?
Est-ce que c’est la bouteille ou la table sur laquelle la bouteille est posée ?
Y a-t-il quelqu’un ?
Une voix : Il y a toujours quelqu’un, au moins, ou plusieurs personnes.
Que veux-tu ?
Une voix : J’attends une réponse. Cela fait un moment que j’appelle et personne ne m’adresse un mot en échange !
Une voix : Mais tu parles, et tu dois attendre.
Une voix : Comment donc ?
Une voix : Tu dois aller à sa recherche.
Une voix : De qui parles-tu ?
(Silence)
(Al-Ahram hedo, Semaine du 5 au 11 janvier 2011, numéro 852) .