Sonia Zlitni Fitouri : La scène de la lecture

 


اليتيم والسهم


اللفظ فوق رأس القصيدة
تفاحة
في انتظار قارئها؛

لا يوازي متعة الإصابة
غير فرحة اليتيم
بمن تبناه:
يقتلها أو تحييه

القصيدة لمن يشتهيها"، ص 39

Je lis le poème. Je le dis dans cette espèce de ‘’gueuloir’’ flaubertien, puissent les résonances des mots pénétrer mes sens, effleurer mon imaginaire. Je ferme les yeux et me vois en Amazone guerrière, accordant son arc, ajustant sa flèche, aiguisant ses sens, visant sa cible.
Le poème théâtralise le rituel de sa réception, visualise la conquête du sens, met en scène ce moment de rencontre avec son lecteur.
La ‘’pomme’’, métaphore du mot, crée, dans un instantané de la scène propre à l’œuvre picturale, une image physique, matérielle, quasi palpable. L’enjambement au deuxième vers du mot ‘’pomme’’ lui assigne le rôle de catalyseur de la mémoire du lecteur, coulissant les portes de sa ‘’bibliothèque de Babel’’.
Tour à tour pomme-cible, mettant à l’épreuve l’adresse du tireur et pomme biblique, tentant le lecteur, le narguant, le provoquant, le mot s’inscrit dans cette attente du sens à venir.
Le passage du lisible au visible dynamise ainsi l’activité imageante du ‘’tireur’’, accentue le pouvoir cognitif de la sensorialité. Le lecteur passe de l’expérience du poème comme espace mimétique à celle du poème comme espace tensionnel, mû par ce jeu de séduction qui transformera sa lecture analytique en lecture jouissive. Et qu’est-ce que séduire, en effet, si ce n’est attirer l’autre dans son espace, amener l’autre à fusionner avec les mots, à créer l’illusion du sens ? Une expérience, somme toute, comparée par le poète, dans une structure explétive, au bonheur suprême de l’orphelin trouvant enfin la sécurité et la douceur d’un foyer, d’une appartenance.
L’alternative, très concise, parce que chargée de sens, qui clôt le poème : ‘’il la tue ou elle le fait vivre’’ est l’aboutissement de l’aventure de l’écriture comme séduction et de la lecture comme désir, sous-tendue par cet enjeu de la vie ou de la mort qui transformera à la fois le poème et son lecteur.
Mais au-delà de cette scénographie de la lecture dans laquelle le poème livre les secrets de son interprétation, se révèle en filigrane et dans un mouvement autoréflexif, le propre désir du poète de rêver le poème, de guetter le mot juste, de viser l’image adéquate afin de rendre une émotion, de traduire un frémissement…
De cette expérience des limites, le poète sort, certes, comme ‘’un guerrier épuisé’’ selon l’expression de Dagher, mais tenant dans sa paume une pomme pulpeuse de sens, rougeoyante de poésie, ‘’un poème pour celui qui le désire’’. Et le lecteur de dire à la fin de cette aventure des mots, à l’instar du poète espagnol Enrique Vila-Matas : ‘’je croyais que je voulais être poète, mais dans le fond je voulais être poème.’’
(Tunis, décembre 2010).