Il m’est agréable de vous rencontrer, de discuter avec vous, et de retrouver Paris… même de loin, en ces temps difficiles que les libanais traversent au Liban.
Je remercie aussi professeur Silvia Naief et son équipe d’avoir organisé ce séminaire, et de m’avoir invité à y participer. J’espère que notre rencontre pourra répondre à cette attente (…).
On a convenu de parler de l’abstraction et de la Houroufia, particulièrement en Iraq, à partir des années 60 du siècle passé.
Je proposerai d’abord quelques données, historiques et artistiques, pour pouvoir susciter le débat souhaité :
Madiha Omar, l’irakienne d’origine syrienne, a publié en 1949, un texte qui a accompagné son exposition à Washington (Corcoran Museum), qu’on peut qualifier de manifeste. Il est, en tous les cas, le premier texte arabe (quoique rédigé en anglais) qui aborde les rapports entre l’arabe et l’abstraction. Omar propose de lire l’alphabet arabe dans une configuration artistique, voire abstraite.
Madiha Omar est sans doute le premier peintre arabe à avoir proposé une exposition toute entière autour du Houroufia, et d’avoir posé les jalons d’un débat –toujours présent et renouvelé- entre le travail de cette pionnière et ses camarades quelques années plus tard, irakiens et autres, entre la lettre arabe, les arts plastiques en général, et l’abstraction en particulier.
Il faut signaler aussi que des années plus tard, particulièrement dans les années 50-60, se développent en Irak, au Liban, en Syrie, en Egypte, en Algérie et ailleurs dans le monde arabe, plutôt se manifestent des propositions artistiques de facture abstraite.
Ces propositions portent les noms de : Salwa Rawda Chouqair, Jamil Hammoudi, Abd AlHadi AlJazzar, Mohammad Hamidi, Mohammad Khadda et autres. Débuts et tentatives dispersés, qui n’assurent pas une assise certaine à l’abstraction dans le monde arabe. Propositions abstraites générées par une poignée d’artistes européanisés, et ouverts aux nouvelles expérimentations abstraites. Abstraction générée par des études, par des formes d’acculturation plastique sans doute. Déjà Mohammand Khadda, l’algérien, parlait, en 1964, de l’horizon dégagé, infini, de l’abstraction.
Il faut attendre l’éclosion de la Houroufia entre les années 60 et 70 du siècle passé, pour pouvoir assister à un débat touchant l’abstraction et la Houroufia. Je voudrais signaler, d’abord, que la Houroufia a pris le devant par rapport à l’abstraction. Rares, peu nombreux, sont les artistes arabes qui se sont réclamés de l’école abstraite. Parallèlement, beaucoup de peintres, des dizaines et des dizaines, se manifestent, ici ou là, comme peintres Houroufis. Le débat, voulu parmi nous aujourd’hui, n’a pas eu lieu (…).
Shaker Hassan Al Said (1925-2004) est, sans aucun doute, le pionnier le plus influent de la Houroufia dans le monde arabe, et son grand théoricien. Il suscite, par son œuvre et ses écrits, ce débat depuis plus de 50 ans.
Il a proposé, dès l’année 1971, un groupe, une vision autour de la lettre arabe comme élément plastique pour construire la toile. Il est à signaler que ce peintre, fort enraciné dans la culture arabe, autant moderne que classique, a toujours été, en Irak d’abord, un théoricien de l’art, soulevant des débats, et proposant des nouvelles ouvertures à l’art arabe naissant, malgré les quelques décennies qui le séparent du 20 siècle.
Il a lancé, avec Jawad Salim et d’autres artistes irakiens, en 1952, le Groupe de Bagdad de l’art moderne, et il a écrit lui-même son manifeste. Le Groupe a préconisé une vision, une formule qui relie l’art moderne (sous entendu européen) au patrimoine civilisationnel (sous entendu, aussi bien local et présent, qu’arabo-musulman). Déjà nous pouvons relever, dans des toiles de Jawad Salim et Al Said, des lettres arabes, en tant qu’éléments du patrimoine social et artistique.
En 1959, Al Said débarque à Paris, à l’école nationale supérieure des beaux-arts, pour poursuivre ses études supérieures, et acquérir une expérience plus approfondie du monde de l’art. On ne connait pas trop le séjour de Al Said à paris, ni ses fréquentations, et ses travaux artistiques et théoriques. Malgré mes efforts, pour écrire mon livre sur lui (Skira, 2020), je n’ai pas pu déceler une idée plus au moins complète de cette partie de sa vie. Toutefois, j’ai relevé, dans mes dialogues avec lui, ou dans sa correspondance, des changements que nous arriverons à relever facilement, une fois retourné à Bagdad quelque temps après. Ceci se manifeste par une grande exposition, par des entretiens, par des écrits, ou on commence à remarquer un changement qui annonce déjà son orientation vers la Houroufia quelques années après.
L’influence parisienne est certaine, malgré un choc, une dépression nerveuse cachée mais manifeste. Car tout son dispositif plastique, et ses orientations aussi bien culturelles qu’esthétiques, changent, se transforment. Ainsi on peut signaler le grand changement de l’œuvre de Al Said vers une vision abstraite sans qu’elle soit réclamée, et désignée solennellement comme Houroufie.
Il est à signaler que Al Said n’utilise pas le terme arabe (تجريدي، تجريدية), équivalent à (abstrait et abstraction). Il parle souvent, et plutôt. de l’art informel (الفن اللاشكلي), sans expliquer les nuances aussi bien conceptuelles qu’artistiques.
Il propose une orientation nouvelle, compatible quoique différente de l’esprit du Groupe de Bagdad : la lettre arabe comme matériau plastique, ce qui rend la calligraphie caduque, si l’on peut dire, et fixer la nouvelle configuration artistique dans la culture moderne de la toile.
Ce changement radical éclipse l’abstraction. et favorise l’essor de la Houroufia. Ceci est manifeste aussi bien en Irak que dans les autres sociétés arabes. Mouvement fort depuis les années 70 du siècle passé, mais avec des réalisations artistiques variées, et des interprétations différentes, voire divergentes. Déjà quelques artistes irakiens du groupe se démarquent de la tendance houroufie de Al Said (avec Dia Azzaoui et Rafe Nassiri et autres). A Beirut, on préfère parler d’école « Orientale », à Alger de « Awsham » (tatouages) et autres…
Je ne veux pas m’étendre davantage sur le contexte et ses choix, pour aborder plutôt ce qu’on peut appeler : le commun et le différent entre l’abstraction et la Houroufie.
On part, d’abord, d’un constat : toute œuvre Houroufia est abstraite, mais le contraire n’est pas vrai. Il est à signaler que les œuvres houroufies se différencient les unes des autres par rapport à leurs références artistiques : des œuvres plus enracinées dans l’informel, comme les désigne Al Said, et d’autres œuvres conservant des liens formels, tenaces ou diminués, avec les lettres arabes et l’écriture arabe. Ainsi on a à déconstruire des contacts et des choix, des liens et des changements… On a à déceler les rapports dans cette rencontre fructueuse et confuse à la fois entre la Houroufia et l’abstraction. Que peut-on dire ?
Il est à constater –sans trop de développement- que l’abstraction n’est pas uniforme ; elle représente des réalisations diverses, entre : abstraction lyrique, géométrique et autres. On peut ajouter aussi que les débuts de l’abstraction ont proposé aussi de l’art non figuratif… Nous pouvons retrouver cette configuration dans les multiples directions artistiques de la Houroufia : j’ai déjà, dans mon livre sur ce mouvement, relevé plusieurs orientations er réalisations, lesquelles s’attachent fortement ou non à l’abstraction. Toutefois, une remarque s’impose : les nuances ou les écoles abstraites proviennent de choix esthétiques et autres, tandis que les différences artistiques dans les tendances houroufies proviennent d’un choix esthétique ou culturel. Ainsi on peut simplifier la démonstration par le choix suivant : rendre la toile (houroufie) abstraite, ou rendre la toile (houroufie) attachée manifestement au patrimoine culturel arabo-musulman. Il n’est pas aisé de démêler la proclamation identitaire de la tendance abstraite dans la Houroufia.
Toutefois cette simplification ne cache pas l’origine commune des deux choix relevés : les deux proviennent d’un choc, et forment des effets d’une acculturation plastique certaine (...).
Pour conclure : les liens entre la Houroufia et l’abstraction restent confus, aux dépens de l’abstraction dans le monde arabe. Et il n’est pas productif de faire l’amalgame entre les deux écoles artistiques, comme je le constate de plus en plus, ici et là. D’ailleurs cet amalgame s’étend aussi, et fait de la calligraphie arabe un « signe abstrait »... Les méthodes qui se répandent actuellement, inspirées par des approches interprétatives, font de la toile un produit de l’auto-toile, si l’on peut dire. Des approches qui tendent à rapprocher les cultures, à inclure l’histoire des pratiques artistiques de l’humanité dans une histoire de l’art, mondialisée et homogène.
L'intervention se propose d'étudier, dans le cadre du séminaire, le travail, aussi bien plastique que théorique, du peintre irakien Shaker Hassan al Said (1925-2004), dans les années soixante, aprés ses études et son séjour à paris.
Le peintre est le pionnier d'un courant artistique, appelé 'houroufi', dont l'influence s'est fait sentir en dehors de l'Irak, dans bien d'autres pays arabes.
Cette expérience, présente et riche encore aujourd’hui, suscite un débat entre deux cultures, proches et différentes, et entre deux choix artistiques, qui font de l'art un produit aussi bien culturel qu'esthétique.
(vidéo conférence, IISMM-EHESS, Paris, 4-2-2022)